22

 

Ils sont probablement en train de t’étudier… avait dit Gosseyn Deux.

Cette hypothèse lui parut plus plausible que jamais lorsqu’il observa l’endroit dans lequel il venait d’être transféré. Selon leur mémoire commune, aucun Gosseyn n’était jamais venu en ces lieux.

Une jeune femme, qui lui était totalement inconnue, levait son visage vers lui. Les étrangers l’avaient sans doute fait venir ici pour voir comment il réagirait à sa présence. Mais pourquoi ?

Elle dit d’un ton hésitant… en français :

— Je viens de recevoir votre photo.

Elle avait des traits délicats et réguliers, des cheveux et des yeux noirs. Il y avait il ne savait quoi, dans ce visage, qui n’était pas de la Terre. Il estima qu’elle devait mesurer environ un mètre soixante-cinq. Son vêtement consistait en un morceau d’étoffe beige clair, enroulé autour de son corps comme une série d’écharpes. Elle portait aux pieds des sandales marron et, autour du cou, un mince collier qui semblait être en cuir.

Son corps était mince et agréablement féminin, mais elle n’était pas une beauté selon les critères de la Terre. Et il ne put, à la voir, deviner dans quel but les étrangers avaient organisé cette rencontre.

Il était là, debout, à côté de cette séduisante jeune femme, sans doute âgée de vingt-deux ou vingt-trois années terriennes. Derrière elle, il apercevait une rue – du moins supposa-t-il que ce ruban lisse et grisâtre était une rue – large de cent vingt mètres et qui s’étirait, toute droite, sur plusieurs kilomètres. À son extrémité, il vit se profiler une cité, faite de volumes solides d’un brun jaunâtre : des immeubles, pensa-t-il.

Cette bande de terrain, plate et grise, était bordée de grands arbres. Et derrière eux, un rideau d’arbustes dissimulait en partie des structures basses qui pouvaient être des habitations.

Tout semblait… différent. Ce n’était pas la Terre, ce n’était pas Vénus, ni Gorgzid, ni aucun lieu familier aux Gosseyn. Trois se dit qu’il devait s’agir d’une autre planète habitée par les hommes, quelque part dans sa galaxie, la Voie Lactée.

Il se souvint que durant les derniers instants passés dans le restaurant, lorsqu’il avait ressenti ce tiraillement, il avait brusquement décidé de s’abandonner encore une fois à une transmission troog. En dépit du fait que sa raison le poussait à suivre le bon conseil que venait de lui donner Voix Trois de retourner au navire de guerre dzan.

Malheureusement, il avait l’impression que cette rencontre dénuée de sens n’était que de peu d’importance. Et le plus triste, c’était que cette jeune femme serait maintenant incapable de communiquer dans sa langue natale.

Gosseyn soupira. Et s’aperçut qu’à laisser ainsi errer ses pensées, une minute au moins s’était écoulée depuis son arrivée. Un peu tardivement, il se rappela ce que la jeune femme venait de dire. Et il répéta :

— Une photo ?

— Oui.

Elle fouilla dans un repli de sa robe insolite et en tira une petite épreuve en deux dimensions. Qu’elle lui tendit d’un air presque anxieux.

Il étudia ce portrait qui le représentait debout, contre un mur, et il se dit que le cliché avait dû être pris dans le restaurant où il était quelques minutes auparavant. En temps subjectif.

Qu’est-ce que les Troogs avaient dans l’idée en organisant une rencontre entre Gilbert Gosseyn et cette jeune femme d’une autre planète ?

Tout déconcerté, il pensa à une question qu’il posa cette fois à voix haute.

— Il me semble que vous ne demandiez pas mieux que de recevoir cette photo. Pourquoi ?

— Lorsque j’ai entendu parler de tous ces autres mondes, là-bas… (elle fit un geste vague pour désigner le ciel)… j’ai décidé très jeune que je ne passerais pas ma vie sur Veerd. Et… (sa voix se fit brusquement plus tendue)… le message disait que vous vous intéresseriez peut-être à moi. (Elle conclut avec inquiétude :) Cela fait deux ans que je suis membre et personne n’était encore venu.

Tout cela était absurde. À moins – l’idée lui vint brusquement – qu’elle ne fût inscrite à une agence matrimoniale interstellaire.

La jeune femme levait les yeux vers lui d’un air implorant.

— Je suis censée vous dire mon nom et tout ira bien entre nous. On m’a dit… que vous êtes un passionné de la signification des mots et que mon nom aura pour vous une signification particulière.

— La signification des mots ? répéta Gosseyn en écho.

Il se sentait presque couler dans les profondeurs du point de vue analytique des Troogs. Se pouvait-il que les coups d’œil qu’ils avaient jeté sur son intérêt pour la Sémantique générale aient plongé les étrangers dans une telle perplexité ? Et cette rencontre, sur cette planète, avait-elle pour but de prendre avantage d’une faiblesse qu’ils avaient cru déceler dans son esprit ?

Il sentit la tension monter en lui. Il écarta légèrement les pieds, comme pour se donner un meilleur équilibre et une position plus stable. Il se dit qu’il pourrait peut-être bien rester ici plus longtemps que les autres fois où les Troogs avaient contrôlé ses mouvements.

Mais tout ce qu’il pouvait faire, pour le moment, c’était poser la question clef.

— D’accord, alors dites-moi votre nom.

— Strella, dit-elle sur un ton interrogatif.

Il aurait dû y penser depuis longtemps. À cause « des mots ». Et d’un concept de Sémantique générale. Strella et Strala étaient des mots presque identiques… « J’ai fait un commentaire, là-bas… j’ai dit que Strala était un nom qui me plaisait bien… » Et peut-être que pour ces étrangers, le mot était la chose ; ce qui était exactement le contraire du concept de base de la Sémantique générale : « Le concept n’est pas la chose. » Dans ce cas, ce n’était pas la femme.

Il se redit que cette jeune femme avait peut-être subi un préjudice permanent par rapport à sa planète natale. Puis, de nouveau, il s’étonna que les Troogs puissent croire que n’importe quelle femme portant un nom semblable serait tout aussi attirante pour lui.

Alors il agit sur-le-champ. Le cerveau second de Gosseyn prit une photographie mentale de Strella et la transmit à l’Institut de Sémantique générale, sur Terre, là où il avait transféré l’homme d’affaires Gorrold depuis les Andes d’Amérique du Sud.

C’était un endroit où, du moins, elle pourrait se faire comprendre… jusqu’à un certain point.

Comme il achevait d’accomplir l’acte le plus secourable auquel il ait pu penser, quelque chose remua dans son esprit.

Enfin, il reprit conscience de la présence de Gosseyn Deux… tout là-bas.

Cela dut se passer simultanément dans les deux sens, car son alter ego lui adressa aussitôt un message mental pressant.

— J’ai de mauvaises nouvelles à t’apprendre. Dès ta disparition du restaurant, tout le monde a été transporté à bord du navire de guerre troog.

Le sentiment de culpabilité s’évanouit aussi vite qu’il était venu. Car même s’il était resté pour les secourir, les étrangers auraient pu s’emparer de la plupart d’entre eux. Jusqu’à maintenant, il n’avait pu opérer à la fois qu’un seul transfert de similarisation à vingt décimales.

Toutes ces pensées avaient dû franchir les années-lumière car Gosseyn Deux remarqua, d’une voix mentale pleine de résignation :

— La vérité, c’est que toi seul comptes réellement à leurs yeux. Si quelqu’un peut les aider à retourner dans leur galaxie… le moyen en repose, quelque part, dans l’enchevêtrement des nerfs de ton cerveau.

« Bonne chance, mon frère, conclut-il. Je suppose que c’est ce que nous sommes maintenant : des frères jumeaux.

— … pas tout à fait jumeaux, pensa Gosseyn Trois.

Il ne s’arrêta pas pour discuter des détails de cette différence, mais il se transmit aussitôt au laboratoire du navire de guerre troog.

La fin du Non-A
titlepage.xhtml
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html